mercredi 20 juin 2018

Thaïlande : la voie royale

Publié sur le n° 4 du magazine L'Incorrect (décembre 2017)


Thaïlande 

LA VOIE ROYALE


Pour la majorité des Français, servis en cela par leurs médias, le pays thaï évoque la plage, et rien d’autre. Pourtant s’y bâtit depuis trois ans un contre-modèle politique, qui croit en une transcendance monarchique et dont les somptueuses funérailles du roi défunt ont récemment montré la popularité. 

Par Éric Miné



730 000 touristes annuels et 35 000 à 40 000 résidents estimés : nos compatriotes sont de plus en plus nombreux à plébisciter la Thaïlande, dont les cieux cléments les changent certainement de leur quotidien national toujours plus chargé de menaces. Pourtant, sauf à remâcher paresseusement l’iconographie des palmiers, éléphants, sourires et autres orchidées, peu de nos médias s’attardent sur les mérites particuliers de ce pays qui suscite un tel engouement chez nos concitoyens. 


La Thaïlande est en effet un admirable objet politique et social : engagée dans la modernité, sans chômage et bénéficiant d’une croissance régulière mais contenue, elle n’en conserve pas moins de fortes traditions : hymne national diffusé à heures fixes sur les ondes, port de l’uniforme généralisé, des collégiens aux fonctionnaires, discipline publique, clergé bouddhiste et armée omniprésents. À quoi il faut ajouter l’enseignement des bons usages en société prodigué dès l’école : singuliers aspects pour des occidentaux, qui en font un pays très sûr et plaisant pour les étrangers de passage.

Du Ciel à la Terre


Contrariante certainement, rebelle sûrement à notre cadre trop autocentré, trop étriqué, la Thaïlande a récemment offert un grand moment d’incorrection politique propre à réjouir tout esprit libre. Le 26 octobre ont eu lieu à Bangkok les impressionnantes funérailles de son roi, Bhumibol Adulyadej, décédé un an plus tôt à l’âge de 88 ans après avoir régné près de trois quarts de siècle. Dans une débauche galonnée de princes et d’officiers paradant de conserve avec chevaux, dais et autres palanquins dorés, dans le défilé rutilant de centaines de soldats multicolores à l’alignement irréprochable et dans les psalmodies de moines hiératiques aux robes safran, la Thaïlande toute entière unie a rendu un dernier hommage à son souverain.

Codifiée par un cérémonial de la fin du XVIIe siècle, la cérémonie de crémation royale vit Sa Majesté Rama IX – nom de règne du roi Bhumibol – rejoindre le Ciel par l’ascension du mont Méru. La montagne mythique du bouddhisme était reconstituée pour l’occasion sous l’aspect d’un somptueux temple en bois précieux, élevé sur trois niveaux par les meilleurs artisans du royaume, recouvert de feuilles d’or et peuplé de représentations en stuc d’animaux réels ou fantastiques, de chimères tout à la fois gracieuses et effrayantes, de Garudas et de poissons extraordinaires, qui allaient accompagner l’incarnation divine.

Empreint d’une dévotion magique issue des entrailles du temps, l’événement va à rebours de tous les préjugés, de toutes les simplifications et analyses réductrices, illuminant crûment ce qui avait été jusqu’ici relégué à une pratique obscurité : la réalité contemporaine d’une transcendance monarchique où se noue la communion d’un roi avec son peuple.

Pour assister à ce cérémonial fusionnel, les journalistes de toutes nationalités devaient porter complets et cravates noirs et avoir le visage obligatoirement rasé. Nos dévoués commentateurs assurèrent en France un service minimum, se contentant devant le faste déployé, d’annoncer le coût selon eux prohibitif de 76 millions d’euros et s’attachant à rappeler dans leur antienne favorite qu’ici sévissait « la loi de lèse-majesté la plus sévère au monde ». Ce qui n’était pas rendre justice à la ferveur des 300 000 Thaïlandais en habits de deuil massés autour du palais, certains campant depuis plusieurs jours quand d’autres, particulièrement pugnaces, parvenaient à fendre la foule pour se prosterner, allongés face contre terre, au passage de l’urne funéraire. 

Maurras sous les tropiques ?



LE GÉNÉRAL PRAYUT INSTAURE LA NOUVELLE DEVISE STABILITÉ – PROSPÉRITÉ – PÉRENNITÉ, IL FIXE DANS LE MARBRE DE LA TUTELLE ROYALE LES DOUZE POINTS DE LA « THAÏ-ICITÉ », L’IDENTITÉ NATIONALE THAÏLANDAISE.

En dépit de cette ferveur suspecte pour nos climats républicains, ce moment d’exception eût probablement pu connaître un traitement journalistique plus favorable, n’eût été la qualité de son organisateur, le général Prayut Chan-O-Cha, premier ministre de Thaïlande et auteur du coup d’État qui renversa le 22 mai 2014 Mme Yingluck Shinawatra. 

Personnalité controversée, celle qui fut le dernier chef de gouvernement élu de Thaïlande était alors l’égérie des Occidentaux qui voyaient en elle un soutien inconditionnel de leur libre-échange. Elle dut pourtant faire face à la fin de l’année 2013 à d’impressionnantes manifestations royalistes qui paralysèrent son gouvernement lorsqu’elle fut convaincue d’achats de vote et de corruptions diverses. Issue d’une richissime famille qui accaparait les affaires de l’État depuis plus d’une décennie en usant habilement des faiblesses d’un électorat crédule et des failles du processus électoral thaïlandais, Mme Shinawatra est finalement déposée par le général Prayut. 

Fin politique sous des dehors bourrus, celui que nos médias ne désignent plus que comme « le chef de la junte » réunit alors les responsables des armées qui l’avaient suivi dans un Comité National pour la Paix et l’Ordre qui administre depuis le pays. Instaurant la nouvelle devise stabilité – prospérité – pérennité, il fixe dans le marbre de la tutelle royale les douze points de la « thaï-icité » (voir encadré), l’identité nationale thaïlandaise.

Déployant dans un esprit tout maurrassien la critique du système majoritaire « un homme, une voix », le général Prayut Chan-O-Cha fait approuver par référendum à l’été 2016 une nouvelle constitution tempérant la vieille règle des démocraties occidentales par un renforcement des pouvoirs des corps organiques du royaume, soucieux de refonder pour le XXIe siècle la légitimité monarchique thaïlandaise dans l’étendue de ses prérogatives naturelles. Sous les auspices de ces nouvelles institutions, le dernier roi de la dynastie Chakri, Maha Vajiralongkorn, 65 ans, proclamé monarque début décembre 2016 sous le nom de Rama X, devrait bientôt être couronné, réaffirmant l’intemporalité de la monarchie thaïlandaise.

Encadré (dans le texte)

LES DOUZE VALEURS DE LA « THAÏ-ICITÉ » 

1. AMOUR DE LA NATION, DE LA RELIGION ET DE LA MONARCHIE.
2. HONNÊTETÉ, SENS DU SACRIFICE, PATIENCE ET BONNES INTENTIONS ENVERS LA COLLECTIVITÉ.
3. GRATITUDE ENVERS LES PARENTS, LES DIRIGEANTS ET LES ENSEIGNANTS.
4. PERSÉVÉRANCE DANS L’APPRENTISSAGE.
5. PRÉSERVATION DE NOTRE BELLE CULTURE THAÏLANDAISE.
6. MORALITÉ, LOYAUTÉ, BONNES INTENTIONS ET PARTAGE.
7. CORRECTE COMPRÉHENSION DE LA DÉMOCRATIE AVEC LE ROI COMME CHEF D’ÉTAT.
8. DISCIPLINE, RESPECT POUR LA LOI ET LA HIÉRARCHIE SOCIALE.
9. APPLICATION, DANS SES ACTES ET SES PENSÉES, DES PRINCIPES RECOMMANDÉS PAR LE ROI.
10. APPLICATION DES PRINCIPES DE L’ÉCONOMIE DE SUFFISANCE TELLE QUE RECOMMANDÉE PAR LE ROI.
11. FORCE PHYSIQUE ET MENTALE CONTRE LES BAS INSTINCTS ET LA CUPIDITÉ.
12. ATTACHEMENT AU BIEN NATIONAL AU DÉTRIMENT DES INTÉRÊTS PARTICULIERS.