dimanche 15 novembre 2015

Lyautey : le prestige militaire au service de l’esprit français

Maréchal Lyautey

Relire les Lettres du Tonkin et de Madagascar (1894-1899).


par Éric Miné
article publié dans le n° 500 de la revue trimestrielle du Souvenir Français
octobre 2015

Lyautey

Le  prestige militaire au service de l’esprit français.



Général Galliéni
Lettres du Tonkin et de Madagascar (1894-1899), paru en 1920 chez Armand Colin et dédié au général Gallieni, est un recueil de la correspondance que Lyautey échangea avec ses proches quand il exerça son commandement dans ces pays. Soldat colonial par excellence dans la mémoire nationale, celui qui fut promu Maréchal de France en 1921 nous donne là un témoignage historique essentiel pour comprendre l’expansion française dans le monde à la fin du XIXe siècle.

L’intérêt contemporain de leur lecture va pourtant bien au-delà, tant par leur qualité littéraire et leur aspect étonnamment visionnaire que par le revigorant plaisir que ces lettres alertes et riches de précieux détails nous procurent, si l’on veut bien se laisser porter par le romantisme parfois nostalgique qu’elles nous inspirent, propre à nous faire regretter le temps où une France encore maîtresse de son destin s’enorgueillissait d’offrir sa civilisation à des peuples qu’elle aimait et à des cultures ancestrales qu’elle comprenait. 


Sous la plume déliée et toujours élégante d’Hubert Lyautey, la beauté des descriptions est toujours de mise. Dans des paysages à couper le souffle, nous voyons évoluer un monde de bandits, de paysans et d’ethnies aux mœurs alors inconnues, d’officiers aussi et de troupes indigènes suant sous leurs casques et leur bardas. Nous revivons incrédules la rencontre improbable de messieurs galonnés et chamarrés censés imposer le respect dû à la puissance tutélaire à des cours royales et princières non moins empanachées, et d’autant plus extravagantes alors pour l’œil européen qu’elles nourriront pour longtemps l’imaginaire populaire de la métropole pour cet exotisme nouveau et fascinant.

Vicomte de Voguë
Ce courrier, écrit à un rythme soutenu, pour beaucoup le soir après des journées éreintantes et à la lueur d’une lampe de campagne sous une tente de bivouac, est adressé au frère, à la sœur, à une poignée d’amis parmi lesquels le lecteur reconnaîtra des personnalités politiques et intellectuelles qui ont marqué leur temps, comme le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, catholique social, collaborateur régulier de le Revue des Deux Mondes et du Journal des Débats, très influent dans les arcanes des ministères et de l’Église, Max Leclerc, l’ami intime pendant quarante ans, qui, parmi de nombreux ouvrages qu’on qualifierait aujourd’hui de « géopolitiques », publia en 1927 Au Maroc avec Lyautey, et qui est alors directeur de la maison d’édition Armand Colin, ou encore Paul Desjardins, célèbre pour avoir réuni, dans l’entre-deux guerres, aux « décades de Pontivy », tout ce que la France comptait alors d’esprits brillants dans des débats passionnés et respectueux d’intervenants de tous bords politiques, joutes dont la courtoisie et l’intelligence apparaissent bien surannées comparées aux monologues infatués et mercantiles de nos intellectuels autoproclamés d’aujourd’hui.

C’est d’ailleurs, au vu des réponses reçues, ce qui caractérise la qualité des échanges épistolaires proposés ici au lecteur. Si les questions coloniales priment, on retrouve les grands faits qui animèrent l’époque : Fachoda, bien sûr, mais aussi Panama, l’affaire Dreyfus, et en filagramme, toujours, le savoir vivre, l’humanité, la volonté de comprendre et d’expliquer, sans crainte de douter parfois, mais avec l’obsession permanente de s’approcher au plus près des réalités. Pour n’en citer qu’un exemple : avec quelle lucidité, sans l’ombre d’un parti-pris alors que la France est dans ce temps en compétition permanente avec l’autre grand empire, compétition proche souvent de la guerre, avec quel talent analytique et descriptif, Lyautey ne nous expose-t-il pas la supériorité d’organisation, l’efficacité, le souci constant du bien-être du soldat de l’armée coloniale britannique ?

Infanterie coloniale
On comprend vite que, grâce à ces observations, à l’application sur le terrain des leçons ainsi apprises et au sens inné que Lyautey manifeste en toutes circonstances de la bonne compréhension des rapports des hommes et des peuples, il a pu ainsi rattraper le retard accumulé, combattre la mesquinerie paralysante de l’administration, des « bureaux » comme il la qualifie, et parachever la vraie conquête, celle qui compte et qui dure, « la conquête des cœurs ».

On est surpris aussi de l’étonnante perspicacité de l’homme, de son exposé sans fard des véritables raisons de notre présence au bout du monde, l’ouverture des marchés et la liberté du commerce, la volonté affirmée de défendre l’intérêt national, de son plaidoyer permanent en faveur du rôle social, édificateur, gestionnaire, au sens noble, de l’armée des colonies, toutes notions bien éloignées, quand elles ne sont pas tout simplement opposées, aux idées reçues, aux préjugés généralement compris comme vérités intouchables et qu’il nous faut bien réviser à la lecture des aventures et du travail accompli, mû par la seule passion pour ces peuples du lointain qui illumine chaque page de cet ouvrage.

Cour de Hué
En un mot, ces lettres nous plongent dans un univers merveilleux et romanesque, dans un monde qu’on croyait oublié, dans une imagerie sublime qui ne demanderait qu’à renaître au fil de cette belle plume, telle cette cour de Hué où le petit roi d’Annam nous émeut et nous ravit, fragile et fier adolescent qui porte en lui toute la flamboyance de cette civilisation d’Extrême-Orient, entouré de ses dragons, de ses trompes aux sons lugubres et impressionnants, de ses serviteurs couchés, face contre terre, à son passage, mais aussi de ces officiers coloniaux, paternels et protecteurs, aux uniformes blancs et aux épaulettes d’or. 

Contentons-nous de goûter à l’ivresse de cette plongée dans les tréfonds ce cet empire qui fut la fierté de la France, laissons-nous nous y glisser, guidé et émerveillé par l’écriture solide et belle d’un soldat de légende. 

Avec Lyautey et ses Lettres du Tonkin et de Madagascar, retrouvons cet esprit français qui nous fait tant défaut de nos jours.