« Nous en avons
assez de cette politique, nous ne voulons plus d’élections. Nous seuls sommes
légitimes pour choisir le prochain gouvernement et le soumettre à l’approbation
de notre roi. »
Ce propos d’un manifestant a été rapporté le mois dernier
par un journaliste de l’AFP. Le
tribun qui l’inspire, Suthep Thaugsuban, s’oppose en effet au principe
majoritaire « un homme, une voix » qui fonde le pouvoir thaïlandais
issu des urnes. Il entend lui substituer un « Conseil
du Peuple » non élu, d’esprit corporatiste, qui légitimerait sous une
monarchie renforcée une démocratie plus authentique, enfin débarrassée des
scories clientélistes censées saper le consensus national.
Pour nombre de nos compatriotes qui aiment la Thaïlande, ce
défi à une règle présentée comme universelle suscite l’inquiétude. Outre sa
nature idéologique iconoclaste, il scelle la division du pays en deux blocs sans
doute irréconciliables, laissant peu de champ à une solution pérenne.
Mais nonobstant la spécificité locale de cet affrontement, la
Thaïlande est-elle un cas si isolé qu’il y paraît ?
Car au regard des mouvements divers qui secouent aujourd’hui
la planète, l’intensification du conflit qui agite ces dernières années le
royaume prend une tout autre dimension.
Indépendamment des méthodes employées et de leurs intérêts
personnels, le but des Shinawatra est sans conteste d’enrichir les populations
pauvres du nord-est pour favoriser leur accès à la consommation. On ne saurait
blâmer les intéressés d’y être réceptifs, mais, pour ce faire, cet objectif
apparemment généreux nécessite de casser le fonctionnement ancestral de la
société vu dès lors comme un obstacle.
S’accommodant plutôt bien de la mondialisation, la Thaïlande
était parvenue jusqu’ici à préserver ses institutions et ses traditions. En ruinant
ce fragile équilibre, la famille Shinawatra est ainsi perçue par une part grandissante
des Thaïs comme l’avatar local d’une finance internationale sans scrupules, étrangère
aux valeurs du royaume, qui berne des paysans naïfs au profit d’un mirage
destructeur.
Au-delà de la Thaïlande, cette position réactionnaire
détermine aujourd’hui la vraie ligne de fracture mondiale.
La fuite en avant d’un système global libre-échangiste qui
exige toujours plus de croissance des populations et des marchandises en est le
ressort. Elle entraîne chez ceux qui voudraient davantage en bénéficier des
revendications toujours plus étendues, et, chez d’autres qui s’effraient au
contraire des conséquences dévastatrices de cette course effrénée, une
opposition de plus en plus virulente.
Cette brutale discordance est aussi écologique. Comment en
effet envisager un développement durable dans un système qui ne peut perdurer
que par une progression quantitative infinie ? En Thaïlande, pour élever
les revenus des petits exploitants rizicoles, le gouvernement de Yingluck a
imposé des prix d’achat au-dessus des cours du marché, favorisant les cultures
intensives au détriment de la préservation de variétés « bio » qui y
était promue jusqu’alors.
La question qui taraude dorénavant le monde est donc de
savoir si ce « toujours plus » est bien légitime ; ou s’il est seulement
appelé à durer. En remettant en cause les fondements politiques et économiques
de l’ordre mondial, la rébellion thaïlandaise n’est que l’expression cohérente
de ce désarroi.
D’ores et déjà, les tenants d’un retour à l’ordre ancien ont
trouvé de puissants appuis. « De plus en plus
de gens dans le monde soutiennent notre position, qui est la défense des
valeurs traditionnelles qui constituent depuis des millénaires la base morale
et spirituelle de la civilisation de chaque peuple. » En rappelant récemment la responsabilité de la Russie face à
la « déchéance de l’Occident »,
Vladimir Poutine a choisi son camp.
« L’adoration de
l’antique veau d’or a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le
fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage… Une nouvelle
tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses
règles, de façon unilatérale et implacable. » Dans son souci d’une plus grande équité, le pape François ne
dit pas autre chose.
Contre cette « tyrannie invisible » qui manipule
des foules crédules, la critique du principe majoritaire qui enfonce les masses
dans un tropisme matérialiste, niveleur et nihiliste apparaît du coup sous un
autre jour.
En Thaïlande, le succès définitif de Suthep ou de ses
successeurs dépendra donc du maintien ou non d’un ordre mondial en butte à des
attaques redoublées.