dimanche 19 janvier 2014

Ordre mondial : la Thaïlande dans l’œil du cyclone

Billet publié dans le n° de janvier 2014 du magazine Gavroche






« Nous en avons assez de cette politique, nous ne voulons plus d’élections. Nous seuls sommes légitimes pour choisir le prochain gouvernement et le soumettre à l’approbation de notre roi. »
Ce propos d’un manifestant a été rapporté le mois dernier par un journaliste de l’AFP. Le tribun qui l’inspire, Suthep Thaugsuban, s’oppose en effet au principe majoritaire « un homme, une voix » qui fonde le pouvoir thaïlandais issu des urnes. Il entend lui substituer un « Conseil du Peuple » non élu, d’esprit corporatiste, qui légitimerait sous une monarchie renforcée une démocratie plus authentique, enfin débarrassée des scories clientélistes censées saper le consensus national.

Pour nombre de nos compatriotes qui aiment la Thaïlande, ce défi à une règle présentée comme universelle suscite l’inquiétude. Outre sa nature idéologique iconoclaste, il scelle la division du pays en deux blocs sans doute irréconciliables, laissant peu de champ à une solution pérenne.

Mais nonobstant la spécificité locale de cet affrontement, la Thaïlande est-elle un cas si isolé qu’il y paraît ?
Car au regard des mouvements divers qui secouent aujourd’hui la planète, l’intensification du conflit qui agite ces dernières années le royaume prend une tout autre dimension.


Indépendamment des méthodes employées et de leurs intérêts personnels, le but des Shinawatra est sans conteste d’enrichir les populations pauvres du nord-est pour favoriser leur accès à la consommation. On ne saurait blâmer les intéressés d’y être réceptifs, mais, pour ce faire, cet objectif apparemment généreux nécessite de casser le fonctionnement ancestral de la société vu dès lors comme un obstacle.

S’accommodant plutôt bien de la mondialisation, la Thaïlande était parvenue jusqu’ici à préserver ses institutions et ses traditions. En ruinant ce fragile équilibre, la famille Shinawatra est ainsi perçue par une part grandissante des Thaïs comme l’avatar local d’une finance internationale sans scrupules, étrangère aux valeurs du royaume, qui berne des paysans naïfs au profit d’un mirage destructeur.

Au-delà de la Thaïlande, cette position réactionnaire détermine aujourd’hui la vraie ligne de fracture mondiale.

La fuite en avant d’un système global libre-échangiste qui exige toujours plus de croissance des populations et des marchandises en est le ressort. Elle entraîne chez ceux qui voudraient davantage en bénéficier des revendications toujours plus étendues, et, chez d’autres qui s’effraient au contraire des conséquences dévastatrices de cette course effrénée, une opposition de plus en plus virulente.

Cette brutale discordance est aussi écologique. Comment en effet envisager un développement durable dans un système qui ne peut perdurer que par une progression quantitative infinie ? En Thaïlande, pour élever les revenus des petits exploitants rizicoles, le gouvernement de Yingluck a imposé des prix d’achat au-dessus des cours du marché, favorisant les cultures intensives au détriment de la préservation de variétés « bio » qui y était promue jusqu’alors.

La question qui taraude dorénavant le monde est donc de savoir si ce « toujours plus » est bien légitime ; ou s’il est seulement appelé à durer. En remettant en cause les fondements politiques et économiques de l’ordre mondial, la rébellion thaïlandaise n’est que l’expression cohérente de ce désarroi.

D’ores et déjà, les tenants d’un retour à l’ordre ancien ont trouvé de puissants appuis. « De plus en plus de gens dans le monde soutiennent notre position, qui est la défense des valeurs traditionnelles qui constituent depuis des millénaires la base morale et spirituelle de la civilisation de chaque peuple. » En rappelant récemment la responsabilité de la Russie face à la « déchéance de l’Occident », Vladimir Poutine a choisi son camp.
« L’adoration de l’antique veau d’or a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage… Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. » Dans son souci d’une plus grande équité, le pape François ne dit pas autre chose.

Contre cette « tyrannie invisible » qui manipule des foules crédules, la critique du principe majoritaire qui enfonce les masses dans un tropisme matérialiste, niveleur et nihiliste apparaît du coup sous un autre jour.

En Thaïlande, le succès définitif de Suthep ou de ses successeurs dépendra donc du maintien ou non d’un ordre mondial en butte à des attaques redoublées.