« Dès avant la pointe du jour, retentissent les sourds
battements du culte qui s’égrènent de par la vaste plaine. Le labeur n’attend
pas et c’est par familles entières que les “pays” partent ensemencer ou
récolter selon l’immuable rythme des saisons, menant d’un pas égal les cheptels
aux pâturages. Les écoles sont là à l’unisson, qui règlent les heures d’étude
sur les rudes contraintes de la nature, afin que leurs jeunes élèves puissent
participer à l’effort commun. Ils rendosseront plus tard l’uniforme qui les
signale à tous comme les heureux bénéficiaires d’une Instruction publique
formant dans le respect et la discipline les générations fécondes de demain.
Sagement alignés en rangs dans la cour de récréation, ils salueront la levée
des couleurs quand, huit heures venues, résonnera sur les ondes l’hymne
national, symbole de la patrie réunie. Des voies et venelles, la journée
bruissera du travail ininterrompu des citadins, qui boutiquiers, qui marchands
ambulants, qui innombrables petites mains concourant à l’harmonie de la
société, tous témoignant de la vitalité de ce petit peuple courageux qui n’en
oublie pas pour autant les joies saines de la vie. Au soleil couchant, les
habitants de ces belles provinces se rejoindront sous les toits parentaux et s’égaieront
dans les jardins coquets, tous métiers et générations confondus, pour célébrer
autour de mets simples généreusement partagés, dans la fête, les chants et la musique,
l’achèvement de la tâche journalière. Tout au cours de l’année, une large part
du repos mérité sera consacrée aux offices ; du plus pauvre au plus riche,
chacun contribuera par ses actes et ses dons au bien-être du clergé, qui
veillera en retour sur ses ouailles, les éclairant des chemins de la paix
intérieure, dans l’intemporalité de la mission à elles confiée sur la terre des
ancêtres. »
Une France révolue ? Le commentaire désuet au timbre si
reconnaissable des actualités qui passaient en avant-séance des cinémas d’antan ?
Non, l’Isan d’aujourd’hui.
L’Isan où, certes, stûpas et bonzes safran diffèrent
sensiblement de nos clochers et prêtres en soutane d’autrefois, où nos comices
agricoles et autres patronages provinciaux tiennent plus ici d’un joyeux
déferlement de bière, de karaokés criards et de sonos discordantes. L’Isan,
dont la ruralité ne s’exempte pas de cette course au consumérisme effréné qui
ravage la planète, il n’est qu’y voir la prolifération des Ipads et autres gadgets en vogue pour s’en convaincre. Mais l’Isan
aussi qui, indifférente au message niveleur et globalisant qu’implique trop
souvent cette modernité, l’a intégrée bon gré mal gré à sa culture populaire, tout
en préservant ses traditions, ses valeurs et son mode de vie.
Cet Isan, qui attire tous les jours davantage nos
compatriotes, qu’ils s’y rendent pour séjourner, travailler, fonder un foyer ou
prendre leur retraite.
On peut bien sûr prétendre que cela n’illustre que le
mouvement général d’une expatriation croissante chez nos concitoyens. Avec deux
millions d’expatriés auxquels s’ajoutent chaque année, au bas mot, 130.000
petits nouveaux, cette accélération de l’émigration française, sans précédent
depuis la Révolution, est telle qu’il peut être tentant d’affirmer que l’Isan
n’est, somme toute, qu’un débouché parmi d’autres dans une Thaïlande où nos
résidents ont doublé depuis 2005.
Cette Thaïlande vue comme un nouvel Eldorado par les chaînes
hexagonales, dorénavant très promptes à faire leur beurre d’une bonne louchée
d’exotisme vendeur. Soleil, plage et défiscalisation ne sont-ils pas
l’essentiel de l’argument pour ces faiseurs d’opinion ? Mais, pour que le
beurre ne tourne pas au rance, on évite les questions qui fâchent.
Car, en Isan, point de sable blanc ni d’argent facile,
seulement une population accueillante régie par les lois naturelles de
l’existence.
Serait-il que le « changement de civilisation »,
si louangé par nos dirigeants, nous désorientât à ce point qu’on cherchât à
retrouver ailleurs nos repères ? Et puisque la mondialisation engendre les
flux de populations que l’on connaît, n’est-il pas préférable pour nos
compatriotes de frayer avec des étrangers enracinés et solidaires – en Isan,
« les Thaïs aiment les Thaïs », c’est bien connu – à même ainsi
d’apprécier franchement et sans hostilité notre présence dès lors inoffensive ?
« La terre, elle, ne ment pas », a-t-on dit dans
un autre temps. Indubitablement, l’Isan confirme le propos.
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