Billet publié dans le numéro d'octobre 2013 du magazine Gavroche
Le 15 août dernier, Jacques Vergès nous quittait. Au
contraire d’une fuite antérieure à l’issue moins ultime, il semble bien que ce départ-ci
soit définitif. « L’avocat de la terreur », comme d’aucuns aimaient à
présenter le célèbre défenseur des causes controversées, avait en effet disparu
en 1970 pour ne réapparaître que huit années plus tard. Caché malicieusement
sous les volutes de son inséparable havane, le lieu de cette singulière escapade
reste un mystère. Certaines langues dites informées évoquent toutefois des
régions proches de la Thaïlande.
Au regard des engagements compliqués du mythique ténor du
barreau, tout est possible et bien malin celui qui résoudra l’énigme. Mais
l’hypothèse présente surtout un intérêt symbolique. Fruit d’une mère
vietnamienne, sa naissance fut enregistrée, avec celle de son frère Paul présenté
comme jumeau, le 5 mars 1925 à Ubon par les services de son père, Raymond
Vergès, alors consul de France dans cette ville thaïlandaise. Comme celui-ci
avait été précédemment le médecin-chef de l’hôpital laotien de Savannakhet
quand sa première femme était déjà mourante, certains spécialistes arguent de
la liaison extraconjugale que le fonctionnaire entretenait alors avec celle qui
n’était encore que sa concubine annamite pour mettre en doute cette naissance
siamoise au profit d’une venue au monde anticipée, au Laos, du vivant de
l’épouse délaissée. Version moins conforme aux usages d’une société coloniale
peu portée sur ce genre de fantaisies, ce qui éclairerait le tour de
passe-passe.
Né au Laos ou au Siam, un an plus tôt ou plus tard, vrai ou
faux jumeau du politicien réunionnais, il n’en importe en fait qu’à ses
biographes. Il en ressort quand même que la France disposait alors de
représentations diplomatiques au fin fond des provinces du Siam et que son
rayonnement débordait bien au-delà des frontières de son Indochine, un
représentant français, à l’instar du père de l’avocat, se voyant indifféremment
affecté de part et d’autre. De même conseillait-elle en cette période faste la
cour de Bangkok, tel Georges Padoux, conseiller législatif auprès du roi Rama
V, qui rédigera le premier code pénal siamois en 1908, ou d’autres plus obscurs,
tous détachés de la Mère patrie, qui formaient déjà les élites locales.
Si Jacques Vergès fut dès ses premiers jours aussi
insaisissable, il n’en demeure donc pas moins le produit métissé de l’Asie et
de cette France alors à son apogée, métissage qu’il revendiquera toute sa vie.
Dans Le salaud
lumineux*, il fixera pourtant les contours de cette mixité à l’usage de
ceux toujours prompts à penser qu’on peut « mélanger les cultures comme on
mélange des liquides ». Reprenons ses mots : « Je considère que
la culture est quelque chose de très profond, les nations également. Je pense
que les frontières ne sont pas seulement des frontières matérielles. Ce sont
des frontières spirituelles et des frontières historiques, avec tout ce que l’histoire
a de poids. Je pense que l’humanité est riche de toutes ces différences-là.
Respectueux de ces différences, je considère aussi qu’il peut y avoir des
influences réciproques, mais que ces influences ne sont jamais l'objet d’une
décision bureaucratique… » Et Vergès de conclure : « [les
cultures] peuvent s’influencer mais par leur propre mouvement, par le lent
mouvement de l’histoire… »
Et le long mouvement de l’histoire qui vit la France se
rapprocher de l’Extrême-Orient a enfanté des liens étroits, dont la perception
est aujourd’hui confuse mais qui sont pourtant toujours bien réels. Si
l’influence française n’y est plus ce qu’elle était, les sympathies réciproques
engendrées dans le passé se révèlent essentielles à la bonne compréhension du
mouvement migratoire contemporain de nos compatriotes vers cette région du
monde. Dans le respect des différences historiques et culturelles chères à
Jacques Vergès, cela s’entend. Et pour nous qui avons inversé sur notre propre
sol toutes les valeurs qui ont présidé à l’édification de notre civilisation,
l’expatriation sur une terre qui a su conservé le bon ordonnancement des
siennes prend alors tout son sens. Dans un autre contexte, Edgar Quinet a pu
affirmer que « le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays ;
c'est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer. » On
pourrait tout aussi dire en étendant le propos que l’on peut partir pour
retrouver ce que l’on a aimé.
Au moins, le fils du consul nous aura-t-il montré la voie.
* Michel Laffon. Paris, 1996.